Affaire Sloterdijk : Lecture des Règles Pour le Parc Huamin

Puisqu’il semble que la critique doive être constructive, comme si casser ce qui ne servait à rien ne suffisait pas, la logique veut que le dossier se poursuive par une lecture de la conférence qui a fait débat. Lecture peut être grossière mais qui ne vise qu’à offrir les lignes directrices d’un texte passionnant.

La conférence n’est autre qu’une belle analyse de citation, un réflexion philosophique tant académique que brillante. Le texte qui, avant d’être une réflexion sur la bioéthique moderne, est une conférence sur la Lettre sur l’Humanisme de Martin Heidegger par d’une citation, presque irrévérencieuse :

«  Comme l’a relevé un jour Jean Paul, les livres sont de grosses lettres adressées aux amis ».

La métaphore est non seulement filée mais également forte d’un lourd sens. Il traduit le rapport de l’Humanisme à l’écrit.  Ce rapport est dans une certaine mesure inhérent à la doctrine humaniste puisqu’en plaçant l’homme comme valeur centrale, elle s’appuie sur le fait que l’homme n’est homme que par la raison et donc le langage. Ce lien au mot manifeste aussi la situation particulière dans l’histoire des idées puisque l’humanisme apparaît avec la redécouvert de la pensée grecque classique et emporte donc une nouvelle analyse de postulats célèbres comme celui d’Aristote considérant l’homme comme un animal rationnel.

La référence choisie par Sloterdijk cristallise les ramifications de la pensée humaniste notamment sous deux angles. L’ami n’est pas préexistant et il ne s’agit pas, ou pas uniquement, de critiquer une société élitiste et littéraire où quelques écrivains n’écrivent que pour les autres et un nombre limité de lecteurs (quoi que cela pourrait être une certaine description de la littérature aujourd’hui). L’amitié est celle qui naît de la sympathie communiquée par le livre. L’écrivain comme le philosophe n’écrit que pour obtenir la sympathie –au sens large d’une adhésion à ses idées – du lecteur. Le livre ne s’écrit pas pour réjouir quelques personnes que l’on connaît déjà mas pour communiquer au monde humain et obtenir une certaine adhésion des lecteurs. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une lettre, une lettre sans destinataire préexistant ou au destinataire inconnu, destinataire qui sera peut être traducteur et donc en même temps facteur, des postes.

En ce sens, l’écrit joue un rôle fondamental, chez l’humaniste, d’agent de la synthèse sociale, pour Sloterdijk, le livre crée une secte humanisée en provoquant l’amour des autres par l’amour d’idoles communes, allant peut être même jusqu’au fantasme de l’écriture par l’auteur du monde. L’écrit et la lecture se posent donc comme une norme politique, un constituant des nations qui ne fera que croître au cour du dix neuvième siècle dans ce que Sloterdijk nomme la Société Littéraire. La lecture des classiques est imposée aux plus jeunes et les lettrés se chargent, en agent des postes, de faire entrer les nouvelles générations dans le cercle des destinataires, comme il l’écrit «  la nation est une alliance d’amis partageant le même état d’esprit », rappelant ainsi l’idéal commun, historique et culturel qu’Ernest Renan prenait comme consistance de sa notion de nation dans son Discours à la Nation Allemande (Plus qu’une question de sang ou de naissance, la nation est un idéal commun, une volonté de vivre ensemble qui donne un sens à nos institutions).

L’humanisme dans un conflit médiatique

Le rapport de l’humanisme à l’écrit et à la lecture se traduit par une insistance sur les vertus apaisantes de la lecture et de la station assise. La lecture arrache l’homme, animal parlant et pensant, à sa condition animale et à ses pulsions pour l’amener à la hauteur de l’idéal qu’il est. Il y a là l’idée que la société seule n’arrache pas l’homme à son comportement barbare et animal de l’état de nature mais qu’il lui faut apprendre, par la lecture, à dominer par la raison sa pulsion.

Or, à y regarder de plus près, une telle assertion ne constitue en fait qu’une pensée contre et pas une pensée positive. L’humanisme se constitue contre une autre dynamique. L’homme serait partagé entre une dynamique bestialisante et une dynamique d’apprivoisement par la bonne lecture ; mais chacune de ces dynamiques est bel et bien utilisable pour la gestion de la cité et l’histoire nous l’a bien montré. L’humanisme est donc l’expression d’un conflit de médias pour le contrôle de la société. La société et les hommes se canalisent par le savant mélange d’influences inhibitrices et désinhibantes, d’un côté une lecture qui adoucit l’âme, de l’autre côté la violence qui libère la pulsion. Dans une main Cicéron, dans l’autre Juvénal et sa célère formule : paenem et circenses. Il y a donc au fond, dans l’Humanisme, l’idée que l’homme est un animal sous influence et qu’il faut les meilleures influences. Si l’on veut apprivoiser la bête qui est en lui, encore faut-il lui donner les moyens de s’extirper de l’attrait vil du jeux sanguinaire et violent, ou du défouloir minuté que peuvent connaître certains stades modernes.

La mort de l’Humanisme

Or pour Sloterdijk, l’humanisme, comme partie d’un rapport de force entre bête et sujet pensant, est mort. Le dernier siècle a achever cet idéal par deux choses : la naissance des mass médias et le radical rejet de l’introspection comme valeur de contrôle.

D’un côté, le mass média appraît donc, dès 1918 avec la Radio puis par la télévision à la fin de la guerre et celles-ci sont extraordinairement séduisantes. En effet, le son ou l’image, que l’on sait souvent captivante, constitue une extériorisation d’une fonction jusque là interne à l’être humain et en ce sens un réel progrès. Sloterdijk le sait bien et ne se lance pas dans une critique réactionnaire de l’abandon de l’écrit. L’imagination requise par le livre pour se projeter, entendre et voir ce que l’on  lit, n’est plus un effort à produire par des objets qui nous livrent, préconstituées, l’image, le son, aujourd’hui la perspective et peut être demain la sensation. La société moderne est donc incontestablement « post littéraire, post épistolaire ».

Dans le même moment, la seconde guerre mondiale a attiré l’homme dans sa violence la plus extrême et le discours fasciste a martelé un rejet profond d’un idéal d’introspection et d’ascèse face à une glorification de la force. Le nouvel apprivoisement de l’homme, adoucissement de l’âme, ne saurait passer par le livre qui est déjà bien affaibli. «  Comme si une jeunesse Goethéenne pouvait faire oublier la jeunesse hitlérienne ». Or si dans ce conflit médiatique, la vecteur humanisant principal qu’est la lecture n’est plus efficace, comment sauver nos peaux ?

La Lettre sur l’Humanisme

L’humanisme est boiteux et c’est pour cela que Jean Beauffret, ami d’Heidegger et principal représentant de sa pensée en France, l’interroge sous forme de lettre sur le sens à donner aujourd’hui au mot ; ce à quoi Heidegger répond que la question concède d’avance la perte de sens du mot et postule la nécessité de la maintenir. La solution est plus radicale, il faut dynamiter l’humanisme et ses ramifications qui ont bloqué la réelle question de l’homme et coincé l’humanité dans une situation assez problématique. Pour Heidegger, on ne pense pas l’homme assez haut avec l’humanisme et l’homme comme animal rationnel est une vision simpliste qu’il serait temps de saborder.

L’homme comme animal rationnel est une ineptie que beaucoup d’auteurs ont critiquée à la suite d’Heidegger. C’est le cas de Leroi Gourhan qui  a sévèrement attaqué la recherche d’un chainon manquant ; du singe aux capacités intellectuelles augmentées et qui aurait acquit l’usage du signe et serait en un sens le premier animal sapiens. Pour autant, le signe et le langage ne sont pas absent du processus d’hominisation et chez Heidegger, c’est dans une optique différente le point central de l’essence humaine. C’est sur cette question peut être que l’on trouve les citations les plus étranges et mystiques d’Heidegger que l’on s’efforcera d’évacuer ici pour n’en conserver que la dynamique. L’intérêt du débat qui a entouré cette conférence n’est pas tant dans l’interprétation de la pensée d’Heidegger que dans ses ramifications bioéthiques.

Que nous dit Martin sur la question ? Que l’homme est le berger de l’Être et qu’il le garde dans la clairière, le tout en cohabitant dans la maison de l’Être qui est le langage. C’est sûr que sobre, ça passe mal.

L’idée c’est que l’homme a un rapport propre au monde qui le distingue de toute autre espèce, bien plus qu’un surplus de capacité intellectuelle qui lui permet l’usage du signe, qui fait de lui un sapiens. Pour Heidegger, l’être humain est interpellé par l’Être… soit. Le mode d’être essentiellement humain est l’être au monde, qui s’opposerait (assez grossièrement) au seul fait d’être là. L’être au monde est un rapport au monde comme un horizon qui fuit devant nous, comme dit Heidegger, une circonstance ouverte. L’homme a un mode d’existence propre qui ne crée pas un environnement fini, vase clos autour de lui, mais le Monde, une totalité qui englobe tout ce qui peut se manifester autour de lui, tout ce qu’il sera amené à découvrir. Là où l’animal n’aurait que ce qu’on pourrait appeler l’environnement (c’est à dire ce qui l’environne, ce qui est autour), l’homme à le monde, le tout. Mais cela n’est bien qu’une question d’interaction avec ce qui nous entoure. Le monde n’est pas une chose que l’animal ne saurait pas voir, c’est une question de rapport aux choses qui est proprement humain.

C’est précisément là qu’intervient le langage, avec une force qui dépasse largement l’animal rationnel aristotélicien. Le langage est la maison de l’Être soit, grossièrement, la condition et le mode de réalisation de ce mode d’existence très particulier de l’homme. C’est par le langage que l’Homme perçoit les choses comme partie du monde et non comme simple occurrence, ce que Sloterdijk synthétise en disant qu’il n’est pas une piété d’un texte classique mais une écoute du monde tel qu’il se livre. Pour vivre dans le monde, le langage est le seul moyen de l’être au près du monde et au près de soi même.

Comme en est on arrivé à cette rupture ? Pour Sloterdijk, la rupture n’est pas un fait divin et s’explique par des dynamiques complexes d’hominisation. Reprenant des analyses proches de Leroi Gourhan, qu’il déploie plus précisément dans la Domestication de l’ Être, il table sur un décalage de l’Homme par rapport aux facteurs purement biologiques. L’homme est un animal défectueux, un animal qui naît prématurément avec un excédent croissant d’inachèvement. Surprenant ? Pas tant que ça. La mortalité infantile humaine est forte et le nourrisson est d’une faiblesse inadaptée à une vie dans la nature. Il faut à l’enfant une protection pendant une durée excessive pour atteindre une capacité d’autosubsistance. La « révolution antrhopogénétique » humaine est pour Sloterdijk le passage de la naissance au venir au monde, ce qui inclut la naissance comme animal non viable. D’où vient cette viabilité antinaturelle ? De la société qui permet de prendre le pas sur les strictes loi naturelles et cela passe par un élément fondamental : la sédentarisation. L’homme est le seul à créer des maisons et le nomade déplace simplement régulièrement cette maison. L’homme cultive et encore pire, élève.  L’animal domestique est une cohabitation monstrueuse (en ce que le monstre n’est pas naturel). Or il y a bien un rapport étrange entre l’enfant que l’on élève et l’animal que l’on élève puisque tous deux deviennent par là capable d’une certaine sociabilité ; l’analogie de vocabulaire est ici porteuse de sens.

L’Homme Eleveur

Dans un passage célèbre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche observe l’homme de demain qui a rapetissé et constate qu’il a su faire du chien le meilleur ami de l’homme et finalement de l’homme, le meilleur ami de l’homme. L’homme s’est élevé lui même et suivant la sociabilité de l’animal domestique, s’est rapetissé. Pour Fred, les éleveurs sont les maîtres et les curés : les têtes à abattre. Sloterdijk  y voit quand à lui plus un élevage sans éleveurs, une « dérive biculturelle sans sujet ». Mais la question n’est pas enterrée non plus, il faut faire des hommes les sujets d’une vie en société puisqu’ils ne peuvent vivre hors de celle-ci en tant qu’animaux déficients. En un sens, il faut que l’homme domestique l’Être.

L’humanisme n’a pas laissé la place à la pensée de cette domestication. La lecture est bonne mais comme le remarque Sloterdijk, la Lektion (leçon) n’est pas loin de la Selektion. Il faut accepter de tracer ces liens pour comprendre et c’est bien ce qu’on reproche à cette conférence. La lecture des humanistes serait au fond un mode d’élevage des hommes, par les hommes.

Comme le remarque Sloterdijk, non sans une certaine honnêteté pour un académique allemand dont on connaît l’élitisme du système universitaire, l’alphabétisation est de plus en plus une sélection brutale au sein des sociétés, presque « du degrés d’une différence d’espèces », quoique l’alphabétisation ne soit pas un défaut d’usage du langage.

Le problème particulier que souligne Sloterdijk est que l’ère anthropotechnique est un mouvement vers une face active de la sélection puisqu’elle nous donne accès à la gestion des caractéristiques physiques, biologiques et pas seulement sociales. L’élevage change de niveau d’action ; la sélection sociale pourrait tout à fait devenir génétique. Ce changement de degrés d’intervention est bien vu par Françis Fukuyama en matière de médication psychiatrique ; la délinquance, phénomène social, se veut trouver une résolution dans des mécanismes biologiques, à une échelle inférieure. Pour resituer ça dans l’analyse de Leroi Gourhan, le propre de l’homme consiste à avoir extérioriser des fonctions biologiques dans la sphère sociale si bien que l’évolution humaine ne se situe plus dans l’évolution physique et biologique mais sociale. Les difficultés biologiques humaines ont trouvé une résolution dans la société, vaste organisme extériorisé et la société permet la survie d’un animal bien peu adapté à la vie dans la nature. Le mécanisme inverse est aujourd’hui possible puisque la difficulté sociale peut se résoudre à l’échelle biologique, avec les risques que l’on peut imaginer. Les difficultés de l’élevage, comme pour la brebis clonée Dolly, pourrait bien se jouer dans des éprouvettes. Et rien de très efficace ne peut être attendu du côté des bonnes vieilles méthodes humanistes puisque la lecture est en recul fort et que le spectacle avilissant et violent ne fait que prendre de l’ampleur…

L’élevage politique et la génétique politique

Cet élevage des hommes n’est pas qu’une question d’éducation par des parents bienveillants, au plus cœur de la vie privée et de leur maison. Sloterdijk nous fait remarquer que dès Platon (une lecture des humanistes étrangement) cette question est éminemment politique.

Dans La Politique, Platon présente Socrate en discussion avec un étranger sur la sélection d’un bon home politique, ce qui, selon lui, ne saurait naître des urnes. La seule solution se présentant est l’élevage d’un peuple politique et Platon ne prend pas la gestion de ce parc humain comme une métaphore puisqu’il l’associe à la gestion d’un parc zoologique que ferait un berger. L’homme est un mammifère bipède et sans corne mais s’inscrit, pour l’élevage, dans la même logique, avec quelques impératifs différents. Il revient au berger, qui est ici roi, de veiller à éviter les croisements et préserver l’endogamie, contrôler les naissance et les décès, veiller à l’hygiène… le Bio pouvoir décrit par Foucault, comme un pouvoir politique s’intéressant à la vie dans les sociétés et ses variables d’ajustement est là. Le biopouvoir moderne est l’élevage de l’homme, des sujets politiques. Plus loi, pour Platon, le Roi est également tisserand, et tisse le réseau social le plus cohérent, crée la synthèse politique. Avec les nouvelles technologies applicables à l’homme, nul doute que l’élite est accessible par un croisement biologique. Sloterdijk tranche : l’idéal humaniste serait aujourd’hui une génétique en vue de créer une élite politique au service de la globalité et la fin de l’humanisme est en ce sens bienvenue. Mais la question reste ; l’homme est éleveur élevé qui est aujourd’hui à la porte de sa propre modification et d’un élevage moderne. Tel devrait être aujourd’hui le point de départ de la réflexion.